MATISSE ou l’essor d’une nouvelle révolution industrielle

Cet ambitieux projet européen vise à optimiser l’ensemble des systèmes industriels. Il s’appuie notamment sur la généralisation des jumeaux numériques et leur « fédération », ainsi que sur la panoplie des technologies numériques : cloud, big data et capteurs, sans oublier bien sûr l’IA.

Optimiser l’ensemble des systèmes de production

Faut-il y voir le développement d’une nouvelle révolution industrielle ? Le vaste projet de recherche européen baptisé MATISSE (1), auquel participe une équipe d’IMT Atlantique, vise en effet à optimiser l’ensemble des systèmes de production, pour les rendre à la fois plus performants, plus fiables et plus efficaces. MATISSE se situe ainsi dans le droit fil de « l’industrie du futur » (ou « 4.0 »), qui cherche à améliorer les systèmes productifs en s’appuyant notamment sur l’IA et les technologies numériques - mais en poussant la démarche encore plus loin. De quoi, in fine, permettre à l’industrie du Vieux Continent d’accomplir un saut technologique majeur. Et d’acquérir un avantage compétitif.

MATISSE, qui bénéficie du label européen Horizon KDT- JU (cf. encadré), a été lancé à l’automne 2024, pour une durée de 3 ans. Le projet, coordonné par l’Université de Mälardalen (Suède), réunit une trentaine de partenaires (grands industriels, PME, centres de recherche, institutions académiques) de sept pays : Autriche, Finlande, France, Italie, Portugal, Suède, Turquie. Il dispose d’un budget global de 18,2 millions d’euros, dont une partie financée par l’Europe, le reste grâce à des soutiens nationaux. Sept clusters nationaux ont été constitués, chacun autour d’un secteur d’activité et avec une problématique industrielle spécifique : construction/maintenance de ponts, réseaux d’énergie, transport ferroviaire, voire services bancaires… L’équipe d’IMT Atlantique collabore ainsi notamment avec l’Université de Rennes et avec Softeam, filiale de Docaposte (branche informatique de La Poste), sur la modélisation.

Hugo Brunelière et le projet européen Matisse
Hugo Bruneliere, coordinateur du consortium français du projet

Recours généralisé aux jumeaux numériques

La clé de voûte du projet est le recours généralisé aux jumeaux numériques, ces « doublons virtuels » qui permettent de reproduire et anticiper le fonctionnement des systèmes de production. « Ils permettent de simuler des opérations, de modifier un montage, de prédire le comportement d’un ensemble et donc de planifier sa maintenance… Grâce à eux, de nombreuses opérations coûteuses ou risquées peuvent être évitées, expose Hugo Bruneliere, coordinateur du consortium français du projet et chercheur au Département automatique, productique et informatique (DAPI) d’IMT Atlantique.

« Or ces jumeaux numériques sont en général conçus pour un système industriel unique - une ligne de montage, par exemple, poursuit le chercheur. Chaque fois qu’on construit un système, il faut donc concevoir aussi un autre jumeau « sur mesure ». Et cela coûte cher… » Il existe bien quelques outils « génériques » sur le marché - mais leur intégration s’avère souvent longue et complexe. Et leur champ d’action se limite en général à un ou deux domaines d’activité.

D’où l’idée du projet MATISSE : étudier les moyens de « fédérer » des jumeaux numériques. «Nous cherchons à définir des modèles communs, afin de rendre leur intégration plus facile et leur usage plus flexible, indique Hugo Bruneliere. A plus long terme, nous visons l’interopérabilité des modèles, le but ultime étant d’aboutir à des standards. » Autrement dit, il s’agit de jeter les bases d’une « deuxième génération » de ces jumeaux numériques. Pour atteindre cet objectif, le projet fera largement appel à la modélisation, au big data et aux technologies du cloud. De son côté, l’équipe d’IMT Atlantique apporte ses compétences dans l’ingénierie basée sur les modèles. «Notre démarche consiste à monter en abstraction, à capitaliser sur la connaissance ainsi créée et à la réemployer », note Hugo Bruneliere.

De multiples obstacles à surmonter

Très ambitieuse, la démarche de MATISSE se heurte cependant à de redoutables difficultés.

D’abord, les domaines d’utilisation des jumeaux numériques sont très divers. Entre les réseaux d’énergie et la maintenance des ponts, les proximités ne sautent pas aux yeux… Ce n’est pas tout : certains modèles de jumeaux numériques sont dédiés à un métier ou un secteur d’activité, d’autres à des processus, à la conception de systèmes… Comment faire pour « fédérer » entre eux des modèles aussi hétérogènes ? 
Sans compter que tous les secteurs d’activité n’en sont pas au même stade de développement industriel. Ainsi l’automobile est déjà largement robotisée et utilise une grande quantité de capteurs. Ce n’est pas le cas d’autres secteurs d’activités, où le recours aux jumeaux et aux technologues numériques est encore balbutiant.

Autre défi à relever, celui des différentes technologies utilisées pour les capteurs, qu’il faut parvenir à rendre compatibles.
S’ajoutent encore à cela diverses contraintes d’ordre juridique, ainsi que des problèmes de confidentialité ou de propriété intellectuelle, qui ne manqueront pas de se poser entre industriels parfois concurrents…

L’IA appelée à jouer un rôle clé

Pour pallier ces multiples difficultés, l’IA devrait être d’un grand secours. Les équipes de MATISSE prévoient d’utiliser les grands modèles de langage (LLM) pour faciliter l’ingénierie des différents composants de jumeaux numériques. De quoi éviter d’avoir à effectuer ce travail complètement « à la main ». Un doctorant de l’école a ainsi déjà travaillé sur l’utilisation des LLM pour trouver automatiquement les liens possibles entre deux modèles. Un autre thésard s’attache aujourd’hui à concevoir des « agents » - autrement dit, des composants logiciels autonomes, capables d’interagir entre eux et d’accomplir différentes tâches. Là encore, ces agents reposent sur les LLM.

Le projet MATISSE s’inscrit d’ailleurs dans un contexte marqué par l’usage croissant des jumeaux numériques partout dans le monde. Les industriels chinois, notamment, s’intéressent beaucoup à la question. Les Etats-Unis, de leur côté, ont recours à la démarche MBSE (Model-Based System Engineering), assez largement répandue outre-Atlantique. « Avec MATISSE, nous essayons de promouvoir un modèle européen, souligne le chercheur. Il existe déjà une communauté scientifique qui travaille sur ces sujets en Allemagne et en France par exemple. »

Au total, MATISSE mobilise une soixantaine de chercheurs et d’experts. Pour collaborer efficacement, chacun des partenaires interviennent avec plusieurs collègues - une façon de mettre à profit leurs propres travaux et leurs retours d’expérience. « Nous avons également travaillé à définir les cas d’usage et à élaborer des scénarios, avant de nous pencher sur les solutions elles-mêmes. Nous ne sommes encore qu’au tout début du projet. » Des étapes intermédiaires pourraient aussi être envisagées, compte tenu de l’ampleur du défi.
Pour Hugo Bruneliere, le projet MATISSE pourrait déboucher sur un vrai changement de paradigme pour l’industrie et les entreprises - certains parlent déjà d’une industrie 5.0… « L’IA va sans doute nous permettre d’aller encore plus loin que prévu, estime-t-il. Par exemple, elle pourrait nous aider à optimiser des modèles d’ingénierie. Pour nous chercheurs, c’est une période très stimulante. »

(1) Model-Based Engineering of Digital Twins for Early Verification and Validation of Industrial Systems

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Programme Horizon Europe et KDT-JU

Horizon Europe est le programme-cadre majeur de l'UE pour la recherche et l'innovation sur la période 2021-2027. Il est doté d’un budget d’environ 95 milliards d’euros. Son pilier principal, « Problématiques mondiales et compétitivité industrielle », vise à soutenir des travaux liés aux questions sociétales : santé, société « inclusive, créative et sûre », numérique, industrie, alimentation, bio-économie, ressources naturelles. 
Le programme KDT-JU (Key Digital Technologies-Joint Undertaking), dédié au numérique, est rattaché à Horizon Europe. Objectif : concevoir des applications et des composants avancés, travailler à leur production et leur intégration. Il s’organise lui-même en plusieurs projets - parmi lesquels le projet MATISSE. Il a été rebaptisé récemment « Chips JU ».

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Publié le 17.04.2025

par Fabienne MILLET-DEHILLERIN

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