Économie collaborative : la simplicité des échanges ? Pas si sûr…

À la fois porteuse d’espoir par son caractère disruptif et inquiétante pour les acteurs économiques en place, l’économie collaborative intrigue et passionne. Mais que se cache-t-il vraiment derrière ce concept souvent mal défini ?

Godefroy Dang Nguyen, chercheur en économie à Télécom Bretagne, nous aide à mieux comprendre l’économie collaborative. Il est co-auteur d’un Mooc sur le sujet qui sera mis en ligne au mois de septembre prochain.

D’une certaine façon, l’économie collaborative ressemble un peu à la physique quantique : tout le monde en a entendu parler, peu de gens savent vraiment ce que c’est. Mais surtout elle a un caractère dual : lieu de partage et de solidarité, et en même temps espace de profits, de placements financiers. Rien d’anormal à cela cependant, puisque ce qui se cache derrière cette économie du partage est tout sauf simpliste. Lorsque nous demandons à Godefroy Dang Nguyen, économiste à Télécom Bretagne, de nous la définir, sa réaction ne trompe pas : long silence, suivi d’un soupir amusé puis… « Pas facile comme question ». Si le concept est complexe, c’est que l’économie collaborative se décline sous plusieurs aspects, et qu’elle ne peut être présentée comme un bloc homogène de pratiques.

Wikipédia et l’open innovation : deux modes de production collaborative

D’abord : la production collaborative. « Dans ce cas, la grande question est « Au profit de qui ? » » problématise Godefroy Dang Nguyen. Deux schémas apparaissent alors. En premier lieu celui de la production d’une multitude au bénéfice d’un seul acteur, en général privé. « Chacun contribue, à sa mesure, à la construction de quelque chose pour une entreprise par exemple. C’est ce qui se passe dans ce que nous appelons communément l’open innovation » illustre le chercheur. L’autre situation ? Celle de la production collaborative au profit de la communauté : les individus créent avant tout pour eux-mêmes. Typiquement : Wikipédia.

Si ce second mode de production peut sembler mieux correspondre à la notion de partage, il est cependant sujet à certains inconvénients, comme le phénomène dit « du passager clandestin ». « Cela décrit ces utilisateurs des biens produits par la communauté qui ne participent pas eux-mêmes à la production » explique l’économiste. Pour reprendre l’exemple de Wikipédia : la majorité des usagers du site sont des passagers clandestins — lecteurs, mais pas rédacteurs. Si le phénomène n’a que peu d’impact sur la pérennité de l’encyclopédie en ligne, ce n’est pas le cas de la grande majorité des autres services communautaires, qui basent leur production sur un équilibre avec la consommation.

Consommation collaborative : avec ou sans intermédiaire ?

Le passager clandestin peut en effet facilement mettre en péril une structure sans intermédiaire, auto-organisée. Dans ce modèle de pair à pair, les acteurs n’affichent aucun objectif de profit. La consommation des biens n’est donc pérenne que si chacun accepte de porter la casquette de producteur de temps en temps, et d’apporter quelque chose à la communauté pour en assurer le maintien. Il faut donc partager des valeurs communes et des principes d’organisation rigoureux pour faire vivre le projet. La technologie pourrait d’ailleurs contribuer à solidifier les communautés de partage, notamment au travers des blockchains.

Ces modes de consommation restent cependant bien moins connus que ceux qui font appel à un intermédiaire, à l’instar d’Uber, d’Airbnb ou de Blablacar. Ce sont eux qui organisent les échanges, et le pair à pair collaboratif de la situation précédente devient pair à pair marchand. « Lorsque nous observons ce qui se passe sur le terrain, nous remarquons que c’est majoritairement le pair à pair marchand qui se développe » constate Godefroy Dang Nguyen. Cela implique-t-il que le pair à pair collaboratif ne s’organise pas ? « Non, répond l’économiste. Mais il est très compliqué de structurer des échanges sur un autre modèle que le système marchand. En général, cela aboutit à la recréation d’un système économique. Certains y croient, comme Michel Bauwens, qui est un peu le chantre de cette organisation alternative de la production et des échanges via le collaboratif. »

Un nouveau rôle : celui du consom’acteur

Une difficulté d’organisation d’autant plus grande que l’économie collaborative s’appuie sur une variable très difficile à saisir : l’humain. L’individu, appelé dans ce contexte « le consomm’acteur », a un rôle dual. Blablacar en est une très bonne illustration. L’utilisateur du service est à la fois acteur par la mise à disposition de sa voiture pour des particuliers, et consommateur dans la mesure où il peut, lui aussi, bénéficier des offres d’autres individus — si son véhicule tombe en panne par exemple, ou s’il n’a pas envie de l’utiliser.

Or la compréhension des usages du consom’acteur est ardue. « La grande question, c’est qu’est ce qui le motive ? s’interroge Godefroy Dang Nguyen. Il y a une part de désirs personnels d’économies ou de gains à réaliser, une démarche altruiste également et aussi parfois une certaine volonté de reconnaissance par les pairs. » Et tous ces paramètres sont dépendants de la personnalité de chaque individu, qui s’approprie les services de façons diverses.

Dans la multitude, le modèle idéal ?

En prenant en compte tous les facteurs de différenciation des pratiques de l’économie collaborative, existe-t-il un modèle plus viable qu’un autre ? Pas vraiment, à en croire Godefroy Dang Nguyen. Pour le chercheur, « il n’y a pas de formule magique : il y a toujours des éléments de risque, de chance et de talent. Mais il y a des contextes plus ou moins favorables ».

Si Uber, Airbnb et Blablacar réussissent ce n’est donc pas uniquement par hasard. « Il y a aussi un véritable savoir technique chez ces acteurs, en particulier sur les algorithmes de mise en relation » ajoute l’économiste. Car en dépit de l’aspect communautaire, ces entreprises évoluent dans un milieu très hostile. Non seulement la concurrence sur un secteur donné est rude, et il est nécessaire de se démarquer, mais il faut également faire sa place dans un environnement où tout est potentiellement prétexte au lancement d’une application mobile et d’une plateforme (échange de bateau, promenade groupée d’animaux de compagnie, etc.). Le service doit donc, pour réussir, répondre à un réel besoin, et trouver un public cible capable de s’engager.

L’économie collaborative ? Nihil novi sub sole !

Malgré ces éléments de réussite, il existe des formules plus atypiques, dont le succès est tout aussi clair — confirmant l’absence de modèle idéal. La plate-forme leboncoin.fr en est un très bon exemple. « C’est une exception assez particulière : le site ne donne aucune garantie, n’a pas une ergonomie particulièrement développée et est pourtant très utilisé » constate Godefroy Dang Nguyen. Le chercheur explique cela par le fait que « leboncoin.fr est plus un site de petites annonces qu’une véritable plate-forme de services », rappelant au passage que les pratiques numériques sont en général la prolongation de pratiques antérieures à l’internet.

L’économie collaborative est après tout une pratique assez ancienne. Il s’agit « soit de se rendre mutuellement des services, soit de se prêter mutuellement des outils » synthétise l’économiste. En somme, une solution de partage au cœur de la vie sociale d’une communauté de proximité. « Si nous en entendons beaucoup parler aujourd’hui, c’est parce que l’internet démultiplie les occasions offertes aux individus » ajoute-t-il. Un changement d’échelle qui a apporté de nouveaux intermédiaires, eux-mêmes plus imposants. Et derrière eux, une multitude d’acteurs qui se positionne avec l’ambition de les concurrencer.

 

Plus d'info

Lire l'article complet sur le blog « Recherche et innovation » de l'Institut Mines-Télécom : https://blogrecherche.wp.mines-telecom.fr/2016/05/19/economie-collaborative-simplicite-echanges/

Publié le 23.05.2016

par Delphine LUCAS