La résilience des organisations à l'épreuve

Geoffrey Leuridan est enseignant-chercheur en sciences de gestion au département sciences sociales et de gestion d’IMT Atlantique. Ses interventions portent sur la stratégie des entreprises, la théorie des organisations et la formation aux facteurs organisationnels et humains liés à la sûreté. Il a effectué sa thèse sur la résilience organisationnelle d’un service hospitalier d’urgence vitale. Si ses travaux portaient sur une situation en fonctionnement normal, ils éclairent néanmoins la crise traversée avec le Covid-19 et permettent de faire le lien avec le métier d’ingénieur dans certains secteurs.

Geoffrey Leuridan

Vous avez passé 14 mois dans un service d’urgence, en quoi ce milieu constituait-il un terreau intéressant pour vos travaux de recherche sur les organisations, leurs performances et défaillances? Quels enseignements en tirer face à la situation actuelle ?

Les organisations militaires ou les industries à risque (nucléaire, pétrochimie par exemple), et plus récemment les organisations médicales, constituent d’excellents contextes d’étude pour comprendre comment assurer un fonctionnement sûr compte tenu des conséquences en cas de défaillance. Dans l’étude menée, je me suis intéressé à un service d’accueil des urgences vitales. J’ai cherché à analyser les processus en jeu pour assurer la résilience de l’unité médicale dans un contexte à forte incertitude (en nombre et types de patients à prendre en charge) et, in fine, être en mesure d’accomplir la mission de prise en charge de l’urgence vitale.
Face à une crise, les organisations hospitalières peuvent s’appuyer sur un ensemble de dispositions comme les « Plans Blancs » qui permettent aux hôpitaux de faire face à la crise en démultipliant les ressources. Mais le contexte actuel est différent et inédit du fait de son ampleur. Il oblige à trouver de nouvelles solutions, dont la plus symbolique et la plus spectaculaire consiste à avoir recours à une gestion logistique des patients à des niveaux nationaux, voire internationaux. On est ici dans une situation de tension entre anticipation et résilience. L’organisation a prévu des réponses possibles, mais il est impossible de tout prévoir tant dans la forme que dans l’amplitude. Cette tension amène à réfléchir à comment éviter des pénuries de ressources humaines ou matérielles, à se constituer un « slack » mobilisable en cas d’imprévu, à repenser la chaîne logistique, etc.

Qu’appelez-vous « slack » en recherche sur les organisations ? Est-ce le « slack » qui a fait défaut au début de la crise sanitaire compte tenu des choix économiques et politiques des dernières années ?

Le « slack », ce sont les ressources excédentaires (des « sur-ressources ») maintenues dans l’organisation par rapport à un fonctionnement optimisé. Elles visent à être en capacité d’absorber un choc inattendu. De l’intérêt pour une organisation de se constituer du « slack » pour faire face à une crise. Dans mon étude, je mets en avant que la capacité à se créer du "slack" permet à l’unité de soins d’assurer sa résilience face aux situations rencontrées. Le débat sur les économies drastiques ou l’optimisation du secteur hospitalier a révélé une raréfaction du « slack » et un jeu de négociation de plus en plus dur pour s’en constituer, même dans les unités traitant de l’urgence vitale. Et toutes les unités médicales ne sont pas à égalité sur ce terrain. Les EPAHD ou les services de psychiatrie par exemple, sont des parents pauvres de la médecine et subissent encore plus fortement les réformes. La canicule de 2003 l’avait déjà bien mis en exergue. Ce qui est assez paradoxal en ce moment sachant qu’il s’agit de la population la plus à risque face au Covid-19.
La réduction des lits en réanimation en France (comparée au Japon ou à l’Allemagne) est un choix qu’il a fallu infléchir dans l’urgence pour accroître les capacités d’accueil. Mais cette réallocation des moyens dans l’urgence risque de ne pas être tenable dans le temps tant elle met en tension l’organisation et les hommes qui la composent.Tout cela a des conséquences sur le personnel, mais également sur les populations qui souffrent d’autres pathologies. Cela induit un vrai questionnement politique sur la vision de l’hôpital public et des ressources à lui allouer pour faire face à de tels événements.

Quelles options s’offrent aux organisations en tension  tout particulièrement si elles ne disposent pas de ce slack? Quelle stratégie peuvent-elles adopter?

Les unités d’élite comme le GIGN ou le SWAT sont constituées d’experts bien préparés notamment à agir quelle que soit la situation. On retrouve des caractéristiques communes au niveau du personnel médical en lien avec l’anesthésie-réanimation qui a développé cette culture de l’impératif d’action. Associée à un engagement éthique et déontologique fort, elle leur permet de faire face. En plus de cet impératif d’action, il faut prendre en compte la question du temps : l’urgence médicale, d’autant plus lorsque le pronostic vital est engagé, impose une action rapide. Le degré d’expertise, la planification limitée et la nécessité d’agir rapidement donnent une liberté importante aux acteurs dans l'action. Ces caractéristiques et le degré d’action réelle par rapport au travail prescrit restent néanmoins une exception plus qu’une généralité dans le monde des organisations.
Quant à la question d’avoir ou non du "slack", disons que sans rentrer dans les détails, il ne faut pas uniquement voir le "slack" comme un stock de ressources non-utilisées. Il est intéressant de l’aborder sous un angle plus dynamique et de chercher à comprendre comment une organisation parvient à se créer du "slack" selon les situations rencontrées, à le consommer au besoin, et à le démobiliser par la suite. Sans ignorer la question de la raréfaction des ressources, cela permet de mieux comprendre comment en situation, une organisation assure sa résilience.

Venons-en aux enseignements dispensés aux futurs ingénieurs : comment ces situations exceptionnelles permettent-elles de faire le lien avec le monde de l’entreprise?

Tout d’abord, cela démontre que l’optimisation rencontre ses limites. Il ne faut jamais perdre de vue la mission de l’organisation pour laquelle on travaille, sa finalité première, au risque sinon d’être hors sol. Il s’agit par exemple de ne pas oublier les patients derrière les tableaux Excel des taux de remplissage. Ensuite, la question de la sûreté et de la résilience ne peut faire l’impasse sur les facteurs organisationnels et humains. Cela nécessite de mettre en place une organisation particulière. L’aviation civile a beaucoup progressé à partir du moment où elle a renoncé à punir les erreurs pour mieux les étudier et apprendre d’elles. Attention, je parle bien d’erreur, pas de faute, d’incompétence ou de malversation.
À IMT Atlantique, on sensibilise les futurs ingénieurs à ces questions entre autres à travers l’exercice de simulation « Sprintfield » qui consiste à les placer en situation dégradée dans une centrale nucléaire. Ils doivent prendre des décisions rapidement, justifier ces décisions pour faire comprendre pourquoi elles ont été prises : c’est une des compétences attendues de l’ingénieur sûreté. De manière générale, en plus de développer une approche d’expert « technique », l’enjeu pour l’ingénieur est d’intégrer les questions organisationnelles, stratégiques, sociétales dans sa réflexion pour conduire les changements et mieux
aborder la construction de la performance d’une organisation et ses multiples dimensions.

En savoir plus

« Sprintfield » est un logiciel de simulation de gestion de crise depuis une salle de conduite de centrale nucléaire: découvrir.

Publié le 10.07.2020

par Fabienne MILLET-DEHILLERIN